***Ava-Félina O'Kelly***

 

Imaginons une biographiée répondant au nom d’Ava-Félina O’Kelly. Elle souhaite que j’expose un épisode marquant de son adolescence. Sachant que les émotions sont au cœur de chaque pensée, action et décision, je m’attarde toujours dessus et sur les sensations qu’elles provoquent. Les gens se souviennent des évènements clés ayant eu de l’importance pour eux, en revanche la manière exacte dont cela s’est produit, les pensées qui accompagnaient ces évènements ainsi que les dialogues si d’autres personnes entrent dans l’équation sont bien souvent flous, vagues, aussi il arrive de devoir broder légèrement autour des souvenirs du client. ps: A chaque dialogue vous constaterez un saut de ligne entre les deux protagonistes.Cette petite particularité vient de mon incapacité pour le moment à formater le texte correctement. Veuillez m'excuser pour la gêne que cela peut vous occasionner, je tente de résoudre le problème en communiquant avec mon hébergeur.

Avachie sur ma chaise, j'attends impatiemment que retentisse le ding dong de la délivrance lorsque mon professeur principal, madame Ravales, m'interpelle. "Hop hop hop, on émerge, jeune demoiselle! Finie la sieste. Exposez-nous plutôt votre projet relatif au stage d'observation en entreprise. L'assistance est tout ouïe". Le ton vif qu'elle emploie dissipe ma torpeur. Je me redresse aussitôt et me hasarde d'une voix chevrotante troublée par ma timidité légendaire à exprimer ma joie d'intégrer l'espace d'une semaine le Journal Des Mystères à mon auditoire. Mon temps de parole est bref puisqu'elle coupe court à mes propos. "Vous pensez pouvoir embrasser une carrière journalistique malgré vos notes insuffisantes?". Afin de souligner au maximum son incrédulité, elle se compose un air hébété. Son visage arbore alors une expression grotesque; elle me fixe avec les yeux hyper-arrondis comme si elle venait d'entendre la plus colossale des aberrations. Elle reste figée ainsi d'interminables secondes dans l'attente d'une réaction. Puisque je n'en fais rien, elle se ressaisit puis renchérit, toute mielleuse "Allo, allo planète illusion, ma chère enfant, regagner la terre ferme me paraît impératif. Abaissez vos prétentions". J'aurais tant souhaité faire preuve d'audace, lui rétorquer du tac au tac, telle une rebelle "Votre avis m'indiffère, mégère". Au lieu de quoi, interdite, je baisse la tête, le souffle oppressé, les pommettes cramoisies, les aisselles inondées, en proie à la honte, laquelle honte a englouti mon être entier. Je la déteste. Je me hais plus encore de me montrer ô combien résignée. Pire, je me dégoûte. Une certitude m'assaille: tous les regards rivés sur ma lâcheté hurlent "poule mouillée". J'amorce une descente vertigineuse. Je chute. Humiliée, je dégringole plus bas que terre, direction "les enfers", ma prison actuelle. Nul répit, décrète la vieille bique. Elle en rajoute une couche supplémentaire, bien épaisse "Votre joli minois d'albâtre a beau charmer, tout miser dessus serait pure sottise".

*** *** ***

Mon désarroi atteint son apogée. On frôle l'acharnement. Elle me méprise, me fustige derechef. Pourquoi me maltraite-t-elle? Certes, sa matière l'espagnol me donne du fil à retordre. C'est un fait incontestable. Du reste, ailleurs je ne brille pas davantage -Quand bien même je passerais des heures le nez collé aux bouquins, en raison d'un énorme manque d'assurance et d’un cerveau monté de traviole, fan de hors-sujets, je demeurerais éteinte, telle une étoile en train d'achever son cycle. Cependant, je me suis presque toujours montrée discrète, docile, respectueuse. Pas une seule absence à constater. Aucun retard à déplorer. Zéro punition. Les mots accusateurs entachent le carnet de correspondance des trublions, les gentilles filles le conservent vierge. Hormis des résultats quelque peu fâcheux, mon comportement est quasi exemplaire. Certaines filles insolentes (une minorité) énumèrent leurs quatre vérités aux enseignants. Si j'étais l'une d'elles, je lui ferais savoir que ses cheveux noir corbeau ultra raides, son nez en bec d'aigle saillant, ses hideux ongles acérés peints en rouge sang et son éternelle longue cape de style gothique en velours épais dont elle s’affuble inlassablement au fil des hivers lui confèrent l’apparence d’une sorcière. Outre un chapeau pointu, des verrues auraient parfait ce look ridicule. LOL. Une pareille arrogance attirerait une redoutable sanction. Mais qu'importe! Ava la dégonflée s'effacerait. Une Ava gonflée à bloc la remplacerait. Maxime le ténébreux me remarquerait enfin, vu son attirance envers les garces effrontées. Ce nouvel attrait éclipserait mes immondes ressorts indomptables couleur rouille en guise de cheveux, ma peau laiteuse quand la mode est aux teintes hâlées, les innombrables taches de son qui dévorent mon corps, me rendant sinon séduisante, du moins potable. Comment la sorcière peut-elle trouver mon faciès lunaire joli? Sa vision doit flancher. A moins qu'il s'agisse d'un soudain élan de solidarité d'une moche à une autre moche. Un soutien. Un clin d’œil, quoi. Merci bien! Moi, jolie? Quelle ironie! La triste vérité se fait jour. Bien sûr, c'est d'ironie dont il s'agit. Un sarcasme. Ni plus ni moins. Aux symptômes déjà présents, gage de mon embarras, s'ajoutent désormais des tremblements. Les soubresauts incontrôlables agitent mes épaules. Un vrai séisme. Pour ne rien arranger, je perçois des gloussements étouffés derrière moi. Cette peste de Jennifer super effrontée ricane mollement. Mon malheur l'amuse. Sa comparse Anna (tout autant effrontée) lui fait écho. Popularité et méchanceté sont-elles indissociables? Quelques larmes mouillent mes joues, s'échouent sur mes lèvres. Sous peu, un déluge inondera ma figure. Une image hante mon esprit: moi, allongée par terre en position fœtale, le pouce droit entre les dents. Régression. Les crises d'angoisse m'infantilisent. Leurs attaques me submergent. La classe ne doit point assister à ce pitoyable spectacle. Je ne m'en remettrais guère. AU SECOURS! Les anges gardiens guettent nos maux, paraît-il, soulagent nos émois tenaces. Où se planque le mien??? Son aide est requise. HELP ME OR KILL ME. NOW. Rien ne se produit. L'infime espoir logé au fond de mon cœur s'envole.

*** *** ****

Contre toute attente, un miracle s'opère, personnifié sous les traits de ma voisine de table, une supernova brillantissime. "Señora, podemos revisar los verbos irregulares" supplie Cassidy. Une fois satisfaction obtenue -le subterfuge fonctionne-, elle prend ma main, son pouce effleure ma paume avant d'effectuer de légères pressions circulaires selon la rotation naturelle des aiguilles d'une montre. Ses gestes délicats m'apaisent, me réconfortent. Je reprends vaguement contenance. Elle se penche, susurre au creux de mon oreille " Moi, Je crois en toi. Tu réussiras". Un frêle sourire naît sur mes lèvres. Elle s'en accommode. En parallèle, la sonnerie diffuse sa musique cristalline au sein du collège. Fin des cours. Le soulagement me gorge d'une énergie inespérée. Je n'ai qu'une hâte, déguerpir d'ici. Je ne fais ni une ni deux, me rue hors de la salle, mon ange gardien sur les talons, dévale les marches, bouscule quelques élèves au passage dont le mécontentement se traduit par "putain, fais attention, sale rouquine" et auxquels Cassi, répond haletante: "P'tain, z'avez qu'à pas êtes sur so chmin, m'béciles". Nos foulées lourdes martèlent le sol. L'entrée de l'établissement se dessine; la délivrance se profile. Derniers efforts...

*** *** ***

Dès que nous franchissons les imposantes grilles, la fatigue nous ayant étreintes, notre course effrénée se mue en une démarche traînante. Cassi se livre à un exercice de respiration censé lui rendre son dynamisme. Pour ma part, des interrogations abondent. Ma scolarité passable constitue-t-elle une entrave rédhibitoire à mon rêve? Ma passion pour le journalisme suffira-t-elle à faire de moi un bon élément? La passion peut-elle primer les bulletins? Suis-je naïve de supposer que ma détermination seule me permettra de pénétrer ce milieu le moment venu? Mon projet aboutira-t-il? Ce questionnement préoccupant m'accable. Rongée par le doute, mes croyances jusqu'alors en béton vacillent. S'écroulent. I'M DONE!!! Lassée du mutisme ambiant, ma meilleure amie le rompt, guillerette. -Attention ma puce, ton crâne brûle, je vois la fumée sortir.
-Hein? Je réponds, interloquée. Mes doigts frénétiques courent de part et d’autre de ma bouille ronde, effleurent avec précipitation ma tignasse crépue.
-Ben oui, tu as le cerveau en ébullition. Une nuée de pensées s'en échappe, s'esclaffe-t-elle. Sa tentative de me dérider s'avère vaine, sa blague fait chou blanc. Ma gorge expulse un bruyant soupir.      
                                                                               

*** *** ***

-La mégère m’a flanqué une raclée phénoménale. Elle m’a mise chaos sous le regard impitoyable des élèves. Mes soi-disant camarades ricanaient. Des émotions cruelles m’ont fait battre en retrait. Face à la peur intimidante, je me suis retrouvée pétrifiée, cette sournoise en a profité pour me plaquer contre le mur ; la honte tenace qui a collé son majeur obscène et gluant sur ma bouche m’a intimé un silence lourd de conséquence, me laissant une sensation poisseuse de dégoût ; l’insécurité grandissante a tracé avec son index une ligne invisible à même ma gorge fragile, reproduisant la menace mortelle, mon individualité séquestrée dans un sac mortuaire; leur épouvantable mépris a violemment balancé mon ego vers l’avant, déstabilisé il a atterri au sol: une masse de boue grossière piquetée de ronces sanguinaires. Les épines déchiraient ma chair éthérée, blessant mon amour propre cet orgueil chétif, ravivant mes bleus au cœur. Le corps et l’esprit ne font qu’un. J’étais tétanisée. Mutilée. La violence m’a serré le kiki, mes perspectives d’avenir étranglées. Dorénavant, une plaie béante martyrisera mon âme, je marmonne entre les dents, la mâchoire trop crispée compte tenu de mes tourments. Je ne serai plus jamais épanouie étant donné ma nullité. C’est la triste réalité Cassy.
-Tu as toujours eu une sensibilité exacerbée. Tu vis les émotions puissance dix, cent."
-Fois mille
-Ouaip. J’admire ta façon unique de relater les évènements, tes idées singulières éloignées des sentiers battus".

–Les sentiers battus sont pourtant le chemin qu’on veut me voir emprunter. J’aurais des notes respectables, on me respecterait. C’est injuste ! L’injustice m’insupporte. On déroule le tapis rouge aux garces effrontées tandis que les timides ultrasensibles mordent la poussière. Les premières confiantes, remplies d’une hardiesse aventureuse, s’envolent pour rejoindre les mille et une nuits survolant la modestie sans y faire halte, prennent de la hauteur quand les suivantes bien plus sages, comprimées par une retenue polie, en vraie carpette, s’étouffent avec la crasse accumulée tapie sous le tapis volant. Un beau jour, elles se soulèveront de rage réclamant l’équité sans se départir de leur intégrité. En attendant je me crispe. Pour un peu, mes articulations se seraient désolidarisées, j’aurais presque pu entendre mes os craquer. Quelles sensations perturbantes. J’endure leurs mauvais traitements, branchée sur le mode silencieux. Mode culpabilité. J’intériorise. C’est affreux, mes quatorze ans me tuent. J’ai mal partout. Dedans. Dehors. J’ai chaud.  Ô cruelle vie! Je me meurs. J’enroule ses mains autour de mon cou. Serre ! Abrège mes souffrances !

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***Rosie Laborde et Amélia***.

Deux amies me demandent d’écrire leur biographie commune, en alternance. La première partie est un passage sous forme de journal intime, la mise en scène de leur rencontre relatée par Amélia dans un langage familier. Et la seconde partie concerne Rosie dont le langage est plus soutenu. Encore une fois je traite de l’adolescence, une période charnière, transformatrice.

  • Partie Amélia

20 novembre 2021. 19h30. Chambre

Cher journal, mon cœur fragile bat la chamade. Calme-toi Amélia ! Je viens de croiser l’homme de ma vie. Je sortais du lycée avec les copines, on atteignait notre repère, le coffee shop, soudain un grand brun m’est rentré dedans. J’ai failli lui gueuler dessus « fais gaffe, mec » mais je me suis ravisée quand j’ai vu qui c’était. J’te le donne en mille : mon père. Il a disparu de la circulation trois années entières. Le 13 juillet 2018 demeurera gravé dans ma mémoire. Il nous a sorti « je vais acheter la baguette, les filles » et je guette toujours son retour lol. J’en ris aujourd’hui mais crois-moi j’ai chialé comme une madeleine par le passé. Eh ne va pas t’imaginer que je suis amoureuse de mon vieux hein, c’est juste qu’il m’a trop manqué. Un père c’est l’homme number one dans la vie d’une fille, non ? Tu me comprends ? « Ouais carrément, j’te comprends ». Mdr la tarée fait la causette avec son journal. Je pose les questions fâcheuses tout en apportant des réponses avantageuses. Pff je suis tombée bas. Bref, retour en arrière, mon père me heurte, il s’esclaffe « Ma chérie, c’est toi. Tu as tellement grandi. Une vraie jeune femme. La dernière fois que je t’ai vue, tu avais une tête de moins.» Il me prend dans ses bras. Sonnée, je me tais, savoure le câlin, des mamours dont j’ai été privée pendant un bail. Le revoir me comble. Des retrouvailles imprévues, excitantes, irrésistibles. Il a également l’air heureux. Sincère. Ben oui autrement il ne m’aurait pas fait un hug. Qu’est-ce que t’en penses hein ? « T’es dans le vrai ma belle». Ah ah ah ! T’es cool mon journal. On a papoté trente secondes et il m’a proposé un rendez-vous deux jours après au café que je m’apprêtais à rejoindre. C’est la preuve que je l’intéresse, non ? « Carrément, t’a raison.» mdr. J’exulte. Ma mère par contre tire la tronche. Je lui ai raconté, rayonnante, notre rencontre. Elle aurait dû être ravie pour moi, me soutenir, me rassurer, dire des gentillesses. Tu parles !!! Sa seule réaction me tue. « Méfie-toi Amélia, il t’a déjà brisé le cœur, ça recommencera. Tu le connais ». Mise en garde merdique. J’ai les boules. Elle le pourri, persuadé qu’il va se volatiliser. Encore. Je veux y croire. J’ai besoin d’y croire.

21 novembre 2021, 10h20. Récréation

Cher journal. La nuit porte conseil, parait-il. Vrai ! Hier soir, j’ai eu une révélation : Je dois capter son attention. J’te cause de mon papa (tu l’auras saisi. Lol qui d’autre ?). Mon but est simple : Je veux qu’on garde contact, qu’on se voit de temps en temps et mon rêve ultime, qu’il réintègre un beau jour ensoleillé mon quotidien. Comment procéder ? Cogite. Le brouhaha de la cour me déconcentre, je cherche un endroit calme, propice à la réflexion. Direction le CDI. J’allais expérimenter l’ambiance studieuse. Je m’installe tranquillou. Revenons-en au sujet principal. Comment conquérir mon père ? Eureka ! J’ai un plan : Avoir une passion commune. Si je deviens une mini lui, il ne pourra que m’aimer. Il m’admirerait. Quelle douce perspective. Bon, il écrit des thrillers, pond des scénarios sombres, crée des personnages tordus, vicieux, donc se passionne pour les mots, les histoires tragiques, parfois délirantes, l’écriture. Ah oui, mince, je constate un léger problème : le français. Ma moyenne atteint péniblement le chiffre douze. Et encore, je bataille malgré des efforts monumentaux. Il me faudrait un miracle. Je souris. Le miracle en question est assis deux tables plus loin. Sa chevelure brune façon Cléopâtre, une coupe au carré, courte et tressée, est modernisée par une frange violette qui mange son front laiteux, ses yeux bleus exagérément noircis d’eyeliner reposent derrière des lunettes œil de chat bicolores (bleu et violet). Une jupe simili cuir moule son cul parfait et le haut bleu électrique sous son blouson perfecto vous fait cligner des paupières. Quel look contrasté. Elle détonne! Je te présente Rosie Laborde, une intello dans la peau d’une rockeuse. Le genre de nana que tu ne t’attends pas à trouver au CDI. Tu la soupçonnes planquée, fumant un pet. Lors des cours, elle est assise au fond de la classe, près du radiateur mais on s’en fout, elle déchire tout. Dix-neuf de moyenne générale. Waouh… Moi, les profs veulent me voir devant eux, je papote trop, ils disent lol, ce n’est pas pour autant que j’ai des notes extraordinaires. Rosie, une bombasse cérébrale hyper rebelle (une rumeur court ici : elle a fugué le mois dernier). Ah lala comment je vais l’aborder ? Ne te fie pas à son joli nom tout doux, elle peut se montrer cassante. Piquante. Ouais tu vois journal, piquante comme les épines d’une rose. Mdr j’suis bonne. La preuve, un tatouage représentant une rose noir corbeau assombrit son omoplate droite, les épines incendiaires accrochées à la tige crachent des gouttes sanguinolentes : leur venin. Mes prestigieux serpents Montblanc sur la couverture du journal imiteraient volontiers les épines corrosives. On devrait s’entendre lol. Je prends mon courage à deux mains, allez debout ! Elle fixe une copie double, sa tête remue. Droite, gauche. Elle se relit, vérifie sûrement un devoir à rendre. Aie aie aie ! Si je la dérange, elle va me virer. La honte. M’en fous, je fonce.  « Excuse-moi, est-ce que je peux te parler deux minutes ? »

  • Partie Rosie Laborde

Un défi atomique.

Arpenter la cour parmi le troupeau d’élèves ou poireauter en bande tout en s’échangeant des ragots sont sans doute des activités saines puisque le contact entre adolescents est, à écouter les psychologues, préconisé. Toutefois, en bon mouton noir, j’ai une vision quelque peu marginale. Côtoyer des automates annihilerait mon authenticité, endormirait mon élan originel. Chaque récréation se ressemble, La horde robotisée gagne le préau avant de se disperser aux quatre coins d’un monde étriqué pour s’adonner avec ferveur à des causeries communes tandis que je me cloître au CDI. Isolé, mon cerveau foisonnant cherche sa nourriture, fouille et dépouille les rayonnages. Des ados lambda se suffisent de parlotte, moi j’aime la profondeur, c’est pourquoi je consomme des vivres intellectuelles, dévore des récits obscurs aux personnages substantiels dont les dialogues savoureux imprègnent ma mémoire. Je trouve mes pseudo-camarades fades, ordinaires. Leurs échanges simplets m’ennuient. Leurs futilités m’assomment. J’affectionne les joutes oratoires où il est question de prouver notre raisonnement en le justifiant. Ici, au sein de l’établissement, seuls les combats de coqs dominent, une lutte des égos en vue de désigner celui qui a la plus longue queue. Les filles quant à elles se créent des bisbilles à cause des coqs. Ces bagatelles allument leur feu intérieur. Je soufflerais bien leur lueur blafarde, flamme vacillante, insipide, qui agace mes oreilles autant qu’elle endommage ma vue. Comment apprécier les bavardages creux après avoir été initiée à des lectures riches, débats brûlants et autres discours écrits engagés ? Pétrie d’idées et de connaissances, j’ambitionnais de les restituer. La lecture appelant l’écriture, il y a trois ans, naquirent des attentes personnelles grandioses, je visualisais un noble projet. La conception d’un roman, m’attirait, irrésistible. J’avoue avoir présumé de mes capacités. Rédiger un texte abondant exige une patience infinie, le travail s’apparente à édifier un monument sculptural. On sait quand on pose la première pierre mais pas quand, soulagée, on achève enfin l’édifice. Mon intrigue est restée en chantier. Les pensées se reproduisaient comme des lapins, une idée en attirant illico une autre, je me perdais en développements interminables, dérivais vers des pistes audacieuses qui m’éloignaient à coup sûr du plan de base et entraînaient des hors sujet. La narration s’étirait. L’Histoire sans fin ; difficile d’en percevoir le bout. Tenaillée par la frustration, une rage intime secouait mes entrailles. Lutteuse endurcie, je livrerai bataille. La dispersion m’empoisonnait, qu’à cela ne tienne, j’apprendrai la concision. Chose dite ; chose faite. Jadis, j’ai trouvé la parade parfaite. La solution émergea, un matin cafardeux. Comment concilier mon envie d’écrire et le plaisir d’aboutir ? Je parcourais les rayonnages du CDI, l’œil terne, l’esprit tourmenté, lorsque je tombai sur un livret intitulé « le défi bradbury » dont le contenu miraculeux, une grosse claque, résolva ma problématique. La quatrième de couverture résumait « Écrire un roman, c’est compliqué : vous pouvez passer un an, peut-être plus, sur quelque chose qui au final, sera raté. Écrivez des histoires courtes, une par semaine. Ainsi vous apprendrez votre métier d’écrivain. Au bout d’un an, vous aurez la joie d’avoir accompli quelque chose : vous aurez entre les mains 52 histoires courtes. Et je vous mets au défi d’en écrire 52 mauvaises. C’est impossible ». Hourrah ! L’aventure commencée il y a deux ans, m’oxygénait. Aujourd’hui, le 21 novembre 2021, je corrige ma trente-sixième nouvelle. Belle évolution. Dès l’instant où je me mis à relire mon texte, une blondasse décolorée, les lèvres grenat, m’interrompit. "Excuse-moi, je peux te parler deux minutes ?" "Surprise de la voir seule, je rétorquai de but en blanc :"-Bah alors t’as égaré tes copies conformes en route ?"  Elle écarquilla les yeux, visiblement décontenancée par ma remarque. "-Laisse tomber. Tu me demandes si tu peux me parler deux minutes mais n’est-ce pas ce que tu es déjà en train de  faire ?"
-Oui si l’on veut lol.
D’une humeur généreuse, je l’exauçai: "Qu’est-ce qui t’amène ?"
-J’ai besoin d’impressionner un homme. L’homme de ma vie.
-La vitrine est déjà très impressionnante. Mes mains balayèrent son corps athlétique.
-La vitrine est bonne mais le reste, bof bof.
-Et tu me prends pour la fée clochette.
Ma répartie l’amena à s’esclaffer, un rire qu’elle noya lorsque la conseillère du CDI lui fait les gros yeux. Elle renchérit « Le monsieur important se fiche de ma plastique. Je dois savoir écrire»
-Le monsieur ? Tu t’es entichée d’un vieux ?
-Lol on peut dire ça aussi.
-Et si tu arrêtais les mystères.
-C’est mon père. Elle me raconta l’épisode récent du roman-feuilleton de sa vie. Ce père écrivain disparu en allant chercher un paquet de cigarettes qu’elle avait croisé par hasard. Mon cœur se comprima.
-Oh et moi je suis la bonne fée censée te métamorphoser.
-Je l’espère…
-Convaincs- moi !
-S’il te plait. Le lycée entier sait que t’es une espèce de génie. Elle me caressait dans le sens du poil. Derrière sa flatterie je pressentais une détresse, celle de ne pas être à la hauteur d’un père idéalisé et une urgence, l’urgence de se faire aimer. J’étais sensible à ses arguments énoncés, plus encore aux suppliques silencieuses même si une jeune fille ne devrait pas avoir à se mettre en quatre pour exister aux yeux d’un parent. Amatrice de challenges, en particulier de défis atomiques, je lançai « Ok ».

Amélia m’a conté ses déboires, les larmes aux yeux et la bouche tremblotante comme on se confie à sa meilleure amie or nous n’entretenions aucun lien chaleureux. Sa démarche me prouvait donc le degré de son désarroi, elle me demandait mon soutien alors que nous étions des étrangères l’une pour l’autre. Cela voulait tout dire. Un acte chargé de sens. J’avais le sentiment qu’il ne s’agissait pas tant d’une aide que d’une quête, somme toute légitime. Le genre de quête qui pouvait transformer le cours d’une vie aussi ma responsabilité serait grande, que j’abonde ou non. En acceptant de la suivre je m’engagerai inévitablement dans sa quête. En avais-je le désir ? A ce stade il me semblait qu’il n’était plus question de défi mais d’éthique, la nécessité de ne point laisser une jeune fille démunie si j’avais la possibilité de l’épauler. La sauver ? Je me sentais un devoir envers elle, cet impératif de rétablir l’équilibre sur la balance de la vie. L’injustice m’exaspérait. J’avais pris la mesure de sa peine presque instantanément et je devais me calmer tant je me découvrais à la fois troublée et courroucée par ses révélations. Un choix cornélien ne pouvant être intelligible lorsqu’il était enrobé d’émotions aussi vivaces, il me fallait prendre du recul, me détendre afin que le bon sens prenne le dessus. Amélia était comme mise pied au mur, devant un cul de sac, dans une impasse, à cause d’un père indigne incapable de jouer son rôle. Et pourtant, quel rôle essentiel, rôle fondateur dans la construction d’une personnalité stable et épanouie. Comment une adolescente - par conséquent en plein développement- pouvait évoluer avec confiance, sérénité et sécurité, ainsi soumise aux désidératas d’un homme dont l’insouciance prévalait ?

 Depuis que j’avais intégré les paroles d’Amélia et en concevait une compréhension profonde, un sentiment d'injustice broyait mon cœur, un tel préjudice moral soulevait mes poings. Je me trouvais en proie à un conflit intérieur coton. D’un côté, l’envie voire le besoin d’aider Amélia à restaurer sa relation m’absorbait parce qu’elle irait beaucoup mieux, la logique étant qu’elle avait comme tout un chacun besoin d’un père, le sien. D’un autre côté, accepter sa requête reviendrait à honorer un père qui ne le méritait nullement. Qui était prioritaire ? Une jeune fille pleine d’attentes et d’espoir ou un lâche baignant dans l’irresponsabilité permanente ? Le choix vu sous cet angle semblait vite fait ! Mon accord avait été mûri, pesé, réfléchi et non accepté à la va-vite. Résolue à lui prêter main forte, au cœur de mon esprit, le défi se transforma en mission, celle de rendre à Amélia la dignité qu'elle méritait. Comment un père osait-il abandonner sa fille, d'une manière aussi abrupte qui plus est? Lui infliger le doute constant, l'attente interminable et une peine incommensurable ? L’une des personnes censée vous aimer le plus au monde. Vous adorer. Comment s’orienter dans la vie après avoir été écartée par celui qui devait être un guide, un protecteur? Et surtout comment s’aimer soi-même ? A mon sens, ce traitement inhumain détruirait n’importe qui. Qu'il décide de quitter sa conjointe, c'est son droit mais l'idée même que l'on puisse tirer un trait sur son enfant, la chair de sa chair, son sang, sa vie, me dépassait. Où trouver le sens d’une telle indifférence aux conséquences désastreuses ? Que pouvait-il y avoir de plus important aux yeux d'un parent que le bien-être de son enfant? Une liberté retrouvée à priori ! La liberté était-elle l’apanage des fuyards ?

Vous trouvez ces deux passages séduisants, cliquez-ici pour aller plus loin avec le récif fictif de Cléopâtre enfant.

 

 

 

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