Récit fictif (genre fantastique) sur Cléopâtre VII.

Par une brûlante matinée, une longue virgule d'un noir profond transperce le bleu tendre du ciel. Les hommes voient d'abord dans cette forme un aigle royal fendant l'azur mais lorsque la virgule plonge, accompagnée d'un vrombissement assourdissant, les contours nets d'une barque apparaissent. L'engin sombre est piqueté de ça de là de points dorés, d'aspect poudreux, comme une nuit ténébreuse adoucie par quelques étoiles parsemées. Quésako? Une barque volante? Véridique. Et l’on distingue quatre silhouettes à son bord. Au sol, l'intelligentzia grecque s’attroupe. Les savants émérites sont pétrifiés, leurs visages gèlent en une seconde. La peur glisse sur leur mine effrayée, longe leur cou, se liquéfie et devient sueur. Les grosses gouttes parcourent leurs torses, dégoulinent entre leurs pectoraux et souillent les étoffes de lin immaculées qu'ils drapent autour d’eux. L'un des hommes lettrés venus faire des recherches à la bibliothèque remue ses lèvres mais le vacarme avale les mots. Son serviteur, un badaud égyptien sourd et muet qui l’assiste, vêtu d’un pagne écru enroulé sur ses hanches maigres, déchiffre le message égaré "La barque solaire du dieu égyptien Amon-Rê". La stupéfaction croît lorsqu'une soucoupe volante gris métallique déboule derrière la barque et la canarde. La barque est touchée, une large fissure marque le flanc arrière. Endommagée, elle tangue. Vous la croyez irrécupérable ? Faux ! Les héros ressortent toujours vainqueurs. La barque redresse sa proue, se stabilise. Les étoiles dorées se détachent du flanc et fondent sur la soucoupe volante. BANG !  Le vaisseau spatial se morcèle, vole en éclat. Le choc projette les débris tous azimuts. Le savant qui a reconnu la barque divine s'agenouille, les mains jointes en prière, le visage baissé, les yeux clos, ses lèvres psalmodiant des invocations mystiques. Des morceaux bombardent le groupe. Les hommes s'écroulent, raides morts. Sauf un. Est-ce que les prières l'ont sauvé ou doit-il son salut aux Dieux égyptiens ressuscités?

                                                                                       ***

 

Le survivant relève le menton, Il ne peut que constater l'hécatombe. D'informes tâches pourpres cochonnent les chairs déchiquetées. Coloris dominant: Rouge amer. Une forte odeur de cuivre agresse ses narines. La bile remonte, titille sa gorge. Il veut apaiser ses nausées, respire profondément. Loupé. Il rend tripes et boyaux. Se sent mieux. Pour autant, sa tête déraille, une pensée absurde le traverse : "Les hommes se sont éparpillés, pourvu qu'on récupère leur zizi". Bonjour le contrecoup ! Il lui manque clairement une case. Les cadavres disloqués sanguinolent. Jambes...  pieds... têtes... torses. Rien n'est à sa place. Les Dieux égyptiens atterrissent. Le survivant fixe la barque, bouche-bée. Anubis, Dieu-chacal, descend le premier. Il met ses mains en coupe et réfugie son museau dedans. "Quelle débandade ! ça empeste la mort ici". "Quoi, crie Seth, le dieu- âne, tu parles dans ta barbe, j'comprends rien". Anubis redresse son museau. Il éructe "Merde, regarde le bordel que tu as foutu, imbécile". Une voix féminine susurre "Du calme, toutou". Isis, la déesse de l'amour avec un grand A a adopté ce Dieu impulsif il y a... hum une éternité ;-) Elle sait comment le mater, lui gratouiller la nuque est devenu un réflexe. Le Dieu chacal se modère. "Amon-Rê nous avait spécifié d'accomplir la mission sans heurts. Décidément, tu ne peux t'empêcher de faire du grabuge. On devait utiliser les étoiles laser en dernière nécessité. Comment je vais pouvoir momifier les défunts? Ils se sont répandus partout. En plus, il me reste peu de lin pour faire les bandages. Et Impossible de recycler leurs pagnes cracra".
-Je ne vais quand même pas te mâcher le travail, ricane Seth qui suit Anubis.
-Voilà une situation familière. Notre Dieu malicieux a remis le couvert. Rassure-toi, je vais scruter chaque recoin de la même manière que j'ai brigué les membres d'Osiris, mon bien-aimé. Nous retrouverons les parties du corps et nous les reformerons ensemble. Isis suit les mares d'hémoglobine, elles les mèneront aux lambeaux sanglants, elle en mettrait sa main à couper.
-Eh, on fait un puzzle humain", persiffle Seth.
-Il mérite son bonnet d'âne, ce type, vraiment incorrigible. Niveau bêtise, c'est le roi, marmotte Thot, le Dieu-Ibis. Il parle bas, étant le plus raisonnable des dieux, il doit donner l'exemple, se contrôler.

 

                                                                          ***

 

Dernier descendu, il se dirige vers le survivant. "L'étonnement te rend baba, C'est compréhensible. Mais s'il te plait, ferme la bouche, ta mâchoire va se décrocher". Le rescapé abasourdi obéit. « Poursuivons. Mon nom égyptien est Djéhouti. Plus connu sous l'appellation de Thot, je suis un dieu complexe, un personnage contrasté, différentes facettes imprègnent ma personnalité. Chez les égyptiens, je fais office de dieux instruit, sage, exemplaire. Les romains m’appellent Mercure. Les grecs dont tu fais partie me désignent comme Hermès le malin, un rusé loustic, roi des voleurs ». A ce moment, Thot prend l’apparence d’un homme dans la fleur de l’âge, au corps élancé et aux muscles toniques, tenant entre ses mains élégantes une tige de laurier magique surmontée de deux ailes et entourée de deux serpents entrelacés. Cet objet capable d’endormir n’importe quel humain en une seconde n’est pas son seul attribut magique car des boucles brunes dépassent d’un chapeau ailé et ses pieds sont chaussés de sandales elles-mêmes ailées avec lesquelles il peut foncer à la vitesse de l’éclair. La mâchoire inférieure du survivant tombe par terre. Le dieu met son index dessous, la lui rehausse «Tu t’y perds, normal. Toutes ces dénominations qualifient une divinité d’une richesse incomparable, à la fois raisonnable et facétieuse. Une caractéristique commune rapproche toutefois toutes ces appellations. Se campe devant toi l'intelligence matérialisée, les hommes me doivent les nombres et le langage. Je leur ai offert l'écriture, leur ai enseigné la lecture. Je suis également le maître du Temps. Passé, présent et futur n'ont aucun secret pour moi, dédicace spéciale aux vieilles nourrices des dieux, Rosanna, Antalia et Pausania, trois devineresses incroyables. Il lance un baiser invisible. Aujourd'hui, le Dieu Amon-rê nous a chargés d'une noble mission. J'ai en ma possession un papyrus précieux, unique. Rédigé par une entité vieille comme le monde dans un langage étranger, il renferme des connaissances que seule l'élue, une femelle, saura décrypter. Devra couler dans ses veines un sang royal. Le rouleau dormira à la bibliothèque d'Alexandrie jusqu'à ce que son intellect fulgurant le décode.

                                                                                                          ***

 

Messager, voici ton grade. Ta fonction est grammairien. Je suis donc ton maître et tu es mon disciple. Je t'ai désigné. Primo, tu consigneras les propos que je viens de tenir. Deusio, note l'épreuve que tu as subie. N'omets pas la bataille dans les airs, ni tes compagnons d'infortune sacrifiés. Cette expérience doit se refléter dans ton écrit. Ce texte explicatif complètera mon papyrus précieux, tu les disposeras ensemble. Sors ton calame et l'encre rouge". Agamède s'exécute, sans mot dire. Thot ramasse un fragment rectangulaire du vaisseau spatial vaincu, le lui tend. "Tu vois, le clan des Débilos a voulu faucher le papyrus. Idée grotesque, ce sont eux qui se sont fait faucher en plein vol. Tu vas écrire là-dessus. Le frisbee volant était un objet destructeur, on va le revaloriser. Convertissons-le en tablette. Rien ne se perd, tout se réutilise. Cette tablette métallique sera notre mémoire, la mémoire du monde. Il existe des tablettes d'argile, d'émeraude, maintenant passons à la tablette métallique. Un jour, on connaîtra la tablette numérique. Agamède pose sur lui un regard perdu.
-Qu'est-ce un frisbee, vénérable maître? Tablette numérique, vous avez dit?
-Euh, laisse tomber. Tu auras le déclic lors de ta vingt-cinquième incarnation. Le dieu lui remet le papyrus avant de s'éloigner. Djehouti, le maître incontesté du temps voit tout, devine tout. Rien ne lui échappe. Aussi, Lorsqu'il croise Seth, il sait immédiatement que celui-ci fomente un coup fourré. Il peste contre lui.
-Enfonce bien ton bonnet d'âne, tu le mérites pour le forfait que tu vas commettre, ton coeur est aride, un vrai désert. Tu multiplies les bêtises, incorrigible garnement. N'évolueras-tu donc jamais?. Un rictus déforme les lèvres du coupable.
-Tu peux toujours causer, roi des voleurs.
Las, Djehouti/ Hermès secoue la tête, rebrousse chemin. "Messager, avant que mon collègue t'entretienne, laisse-moi te dire ceci: Ton nom passera à la postérité. Tu obtiendras la reconnaissance. Il s'abstient d'ajouter "post-mortem", décoche à Seth un regard fielleux et d’un battement d’ailes, pique sur la barque divine.
-Bon écoute, mon pote, démarre Seth, tu vas devenir un homme réputé et moi j'aimerais mon heure de gloire ou minimum grappiller quelques miettes. Il souffle bruyamment. Je suis mal barré, tu comprends, j'ai foutu une sacrée pagaille. Là-haut, ils vont encore m'engueuler, me traiter d'irresponsable parce que j'ai fait sauter les Débilos devant témoins et ça a trucidé tes potes. Si tu falsifiais un peu la vérité, ça redorerait mon blason, au moins aux yeux des humains. Tu pourrais charger Chacal, affirmer qu'il a fait exploser les Débilos. "Agamède s'insurge:
-Comment, vous voulez me faire mentir ?

-Oh ! Tout de suite les grands mots. Je te demande juste de prendre quelques libertés avec la réalité. Sur ce, Seth file. Les Dieux regagnent le ciel. Agamède se relève. Son maître le dieu Djehouti/Hermès lui a confié une mission considérable. Il allait laisser une trace indélébile. Fier, il bombe le torse, part accomplir sa destinée. La bibliothèque abrite désormais un papyrus mystérieux. 3 jours s'écoulent. Hâpy, le dieu-Nil recrache un pied. Et Agamède le survivant passa de vie à trépas. La légende veut que Sobek le Dieu-crocodile fit un festin pantagruélique. Que l'Incorrigible Seth lui apporta sur un plateau.

                                                                                                    ***

 

Les pharaons se succédaient. Filles, cousines, nièces, tantes... Les femmes d'ascendance royale tentaient leur chance... échouaient. L'an 58 av Jésus-Christ accusa un tournant. Une fillette perspicace, dix printemps, convoitait le précieux papyrus. Le royaume qui l'avait vue naître et grandir, autrefois florissant, dépérissait. La faute incombait aux règnes successifs corrompus exercés par des politiciens véreux désireux d'amasser fortune. Obnubilés par leur enrichissement personnel, ils entrevoyaient à peine le bout de leur nez. Quid des outrages faits au peuple? Quid de la lignée familiale souillée? Pourtant, le commencement promettait. Les trois premiers pharaons avaient échafaudé des ambitions grandioses. L'émergence du phare et de la bibliothèque d'Alexandrie, édifices démesurés porteurs de croissance, favorisaient le commerce et le savoir et hissèrent ces éminents penseurs au rang de Dieux. Un statut mérité. Ils voyaient loin, visaient les sommets, construisaient un empire tant économique qu'intellectuel. Comment leurs successeurs, piètres bipèdes, avaient-ils pu se vautrer? La fillette savait comment rétablir le royaume. Un objet redonnerait ses lettres de noblesse à sa lignée. Elle en nourrissait l'intime conviction. Son père, le pharaon Ptolémée XII lui en refusait l'accès sous prétexte de son jeune âge.

                                                                                                ***

 

La princesse proteste vigoureusement.
-Père, je revendique le droit de disposer du manuscrit divin. Le dieu Hermès stipule qu'une femelle le décodera. Seule une femme, magnifique, instruite, compétente, peut susciter l'intérêt des dieux. Une femme exceptionnelle, en somme. C'est tout moi. La frêle enfant avait fait irruption le front haut dans la salle des audiences du palais bleu, ses deux gardes attitrés dans son sillage, avant l’arrivée des conseillers et scribes du royaume. Le pharaon s’active, prépare la séance du jour, des serviteurs dévoués l’épaulent. D’ici quinze minutes, les participants arriveront, l’assemblée la répudiera sans attendre que l’activité batte son plein. En tant qu’enfant préféré de son père, elle se permet des écarts, dépasse les limites, use et abuse de sa position.
-Oui une femme. Non une gamine . Il se met sur son séant, occupant un trône recouvert intégralement de feuilles d’or. Un revêtement en velours côtelé bleu roi rembourre l’assise pour un confort inégalé. Originellement, il était convenu de couvrir le dossier du même velours mais Ptolémée avait d’autres projets, il préférait au confort du velouté le faste des dieux. Un Dionysos, dieu de la démesure siffle, lascif, son verre de vin en compagnie d’Apollon, le dieu de la musique jouant de la flûte, tous deux peints en couleurs criardes. Les pieds du trône se démarquent, des pattes de lions massives remontent et se changent en tête de lions rugissants sculptés au niveau des accoudoirs. Les mains du pharaon serrent la gueule des félins puissants, rois de la jungle, comme s’il voulait les dominer, leur intimer le silence. Les lions le défient. Il devra puiser des trésors de patience pour conserver sa flegme, rien qu’à l’idée de la joute verbale qui s’esquisse- celle-ci promet d’être énergique-, il souffle. Cette scène magistrale intimiderait ses sujets mais la chair de sa chair reste de marbre devant ce symbole d’omnipotence et ne ploie pas sous le joug de la suprématie. Tout juste se dit-elle qu’il manque à ce siège d’apparat des éléments égyptiens, par exemple, des ailes d’Isis déployés derrière le dossier auraient été du plus bel effet. Cléo le corrige "Vous interprétez, l'âge n'est pas spécifié". Le pharaon réprimande sa fille: "veux-tu te taire, jeune impertinente, tu mériterais le fouet". La parade de Cléo avait raté sa cible. Pour un être revendiquant une belle intelligence, elle s'était montrée drôlement maladroite. Mettre en avant ses penchants vaniteux, une erreur contre-productive.

 

                                                                                                              ***

 

Comment a-t-elle pu bâcler sa prestation, elle Cleopâtra septième du nom? Elle en connait un rayon sur la persuasion. Un jour qu'elle explorait les étagères de la bibliothèque, elle repéra un livre intitulé "rhétorique", rédigé par Aristote, philosophe grecque. Il y était expliqué comment convaincre. Et oui, dans l'antiquité, on enseignait déjà diverses manipulations. Elle y prêta intérêt et, vorace, engouffra le contenu. La partie initiale introduisait l'importance d'une argumentation fignolée. L'auteur décrivait deux types argumentaires baptisés le logos, procédé rationnel exprimant des faits objectifs et "le pathos", soit une argumentation affective qui consistait à adopter des preuves fictives ou réelles dont la forte charge émotionnelle éveillerait les passions. Elle devrait se reposer sur ses explications. Par la suite, une fois entrée dans l’adolescence, elle recevrait de la bouche savante d’un maitre rhéteur une formation solide, complétant ses acquis. Ce souvenir fit tilt. Ma princesse écarte les remontrances paternelles et ajuste sa stratégie. Au début, le logos : "Pardon Père, notre pays me préoccupe. Rome s'étend et j'en ai peur, annexera bientôt l'Égypte. Rome menace votre souveraineté". Vient le pathos "Le sang sera versé. Notre dynastie mourra. Mes héroïques ancêtres nous ont tracé le chemin. Pourquoi en avons-nous dévié? Nous sommes fichus." Les bras croisés, la mine butée, l'amertume la supplicie.
-Ne te tracasse pas ma fille, je me montre généreux envers Rome, j'arrose ses hauts dirigeants pour qu'ils assoient ma légitimité. Socrate privilégiait le logos, le charme discret d'un raisonnement logique. Les idées les plus rebelles s'inclinent face au logos, assurait-il. Chez les Ptolémée, souverains sanguins, les émotions dominent la logique, les excès acculent les choix raisonnables. L'exubérante Cléo ferait la part belle au pathos, cela s'entend. Par contre, elle doit dissimuler l'amertume qu'elle éprouve. L'amertume laisse un âcre goût dans sa bouche hostile d'humeur à proférer de furieuses invectives. Les hostilités lui attirerait un traitement défavorable, indisposerait la partie averse or déclencher l'empathie chez l'interlocuteur serait plus profitable. Elle fait un effort malgré l'énervement, se compose un air abattu.
-Je sais père mais vos sujets condamnent ce geste. Nourrice a entendu des alexandrins pester « le pharaon et ses sbires dilapident l'argent, ils nous ont floués". Je crains que vous ne subissiez le courroux du peuple si Rome nous épargne. Ils vous châtieront, vous assassineront. Pitié, je vous perdrai. L'abattement ne dure pas, une étincelle éclaire son regard sagace.Thot a laissé un papyrus qui pourrait changer la donne. Si vous me laissiez y jeter un œil... Le roi ptolémée XII n'est pas dupe, il l'interrompt.
-Ma fille, à l'orée de tes quinze ans, tu pourras disséquer ce papyrus, je te le promets. En attendant, sois sage. Il campera sur ses positions. Cléo jette l'éponge. Seulement en apparence. Elle quitte la salle des audiences d’un pas vif en direction de ses appartements, talonnée par sa garde rapprochée, la triade traverse un long corridor au bout duquel se trouve un escalier en marbre étincelant. Des mosaïques bleu paon tapissent les murs du couloir, le bleu décliné dans toutes ses nuances domine la résidence luxueuse, d’où son appellation de palais bleu, couleur porte bonheur à Alexandrie. Ouais ben pour le moment, ça n’est pas très concluent. Elle dévale les marches quatre à quatre, passe devant une rangée de gardes qui s’inclinent à son passage. Une sentinelle lui ouvre la porte.

 

                                                                                              ***

 

Une fois entrée, elle la claque, furax, au nez des gardes. Sa nounou qui rangeait son jeu de senet, le jeu de société le plus apprécié des anciens égyptiens, fait un bond, la main sur le cœur. La boîte tombe et s’ouvre, le contenu se répand dans un bruit sec sur le sol en granit rose. "Tu m’as fait peur ma chérie. Où étais-tu passée ?" Deux gardes alertés par le boucan se précipitent. Rabroués par une petite bonne femme de mauvais poil, ils s’en retournent. L’un d’eux fait un clin d’œil discret à Charmion, camériste de Cléo, la vingtaine rougissante, assise au fond de la chambre devant un gigantesque miroir en bronze dont les bords sertis de diamants étincelaient, ses doigts fins démêlent une épaisse perruque d’enfant, d’un noir profond, assortie d’une franche droite. Elle s’apprête à tresser les longueurs. Fraîche jouvencelle rongée par une timidité maladive, l’habilleuse baisse la tête. Cléo sent une décharge électrique la parcourir. Du haut de ses dix ans, elle sait les jeux amoureux des grandes personnes. Trêve de distraction ! Le pathos piétine? On s'accroche. Ma princesse n'accepte aucune défaite, elle n'a pas dit son dernier mot. Il lui faut juste trouver un nouvel angle d'approche. Sans vergogne, d'une langue éhontée, elle sollicite celle qu'elle compte rallier.
-J'ai peur nourrice. Mon père m'a confié sa déconfiture. L'état chaotique du pays l'affecte. Rome conquerra bientôt l'Égypte, il pourrait le jurer. Le roi a versé des larmes, le crois-tu? Que se passerait-il selon toi si mon père perdait son titre royal?. Maia frémit.
-C'est terrible. Je perdrais moi-même ma fonction de nourrice royale. Cléo tient le bon bout, travailler la nourrice se révèle enfantin, elle trouve même la tâche divertissante. Elle expérimente la théorie du pathos avec un malin plaisir.
-Nous pourrions nous en sortir. Ces dernières semaines, j'ai cerné les allers et venues de mon père. Je l'ai surpris consultant un oracle au temple d'Isis, l'élite des oracles, la crème des crèmes. Il lui a confessé sa débâcle, l'effondrement proche, le suppliant d'apporter une solution. Et mes tympans ont tout enregistré. La fleur des oracles augure un épilogue dramatique, l'Égypte tombera en ruine, aux mains des romains. Cependant, une mince lueur d'espoir fut entrevue. Cléo s'interrompt pour laisser ses boniments faire effet. Maia mord à l'hameçon. Suppliciée, elle balbutie "Une lueur d'espoir? Que doit-on faire?" Ma princesse savoure son imminente victoire qui a une saveur épicée. Elle pouvait sentir le paprika, le curcuma et le safran combler ses papilles. Elle pourlèche ses lèvres, affichant un sourire béat.
-Jeune fille, penses-tu ce sourire approprié au vu des circonstances?
-Excuse-moi, je ne voulais pas te choquer. Ton divin lait me manque. Maia la toise, Confuse. Tu te rassasiais de plats épicés. Et moi, je savourais ton lait. Sais-tu à quel point tes tétés me régalaient? Tu m'as initiée aux saveurs relevées et ça a signé mon goût prononcé pour le piquant, explique Cléo. Elle allonge le mot piquant pour signifier que sa compréhension allait au-delà du sens propre. Tu m'as beaucoup apporté et je voudrais te rendre la pareille. Elle lui prend la main, poursuit "Le grand oracle a parlé: La tige dormante du roseau, assemblée en un rouleau, aux mains d'une future altesse, sortira l'Égypte de sa détresse".     

        

                                                                                                                                        ***

Cette annonce sonne énigmatique aux oreilles du commun des mortels mais pour moi, elle est limpide. Je vais partager avec toi des informations capitales, ne les ébruite pas, je t'en conjure. Je me ferais gronder fort. La tige dormante du roseau, assemblée en un rouleau, désigne le papyrus. On le crée avec les tiges du roseau et lorsque celles-ci sont battues, séchées, lissées et assemblées, elles deviennent un rouleau. Un rouleau dormant car il sommeille à la bibliothèque d'Alexandrie depuis longtemps. Et là ça devient intéressant. Une future altesse, reine en devenir devient donc une jeune princesse. En s'emparant du papyrus, la future reine sortira l'Égypte de sa détresse. Le papyrus mentionné par l'oracle est le manuscrit précieux écrit par Thot. Je suis une future altesse. Il m'est adressé". Maia calme ses ardeurs.
-Jeune fille, tu oublies juste un détail. Ta sœur ainée Bérénice IV Cléopâtre Épiphane est prétendante au trône avant toi. Cléo lui lâche la main, fait les cent pas.
-Non, non, non, tu te trompes. La princesse sauveuse ne peut être qu'une jeune femme avisée. Soyons réalistes, Bérénice, tu parles d'une cruche! Une bêtasse. Et surtout, la bibliothèque m'appartient. J'ai déversé mon cœur à l'intérieur de chaque pierre. La moindre parcelle renferme mon âme. Cet endroit est mon repère, mon sanctuaire. J'y passe un temps fou. Bérénice n'y met les pieds que parce qu'elle y est obligée. Te rends-tu compte, nounou, le Dieu Thot a laissé un papyrus extraordinaire dans mon lieu fétiche, ma deuxième maison. Et ce papyrus est écrit dans une langue inconnue. Tiens, comme par hasard, je maitrise les langues. Est-ce que les coïncidences existent? Maia secoue la tête. Gauche, droite. Gauche, droite.
-Les Coïncidences n'existent pas. Ce sont les dieux qui nous guident. Cléo étreint sa nounou.
-Tu comprends, je le savais. Maintenant j'ai encore plus besoin de toi que jamais. A nous deux, nous sauverons le pays. Maia la repousse en douceur.
-Si je te donne ce fameux papyrus, ton père m'admonestera. Pire encore, il m'infligera une correction. Il me l'a formellement interdit. Il a peur que tu le caches dans le but de l'analyser et refuses de le restituer. Pff un pas en avant deux pas en arrière... Le plan A échoue? Bonne nouvelle, l'alphabet contient 25 autres lettres. Plan B: toujours montrer à autrui l'avantage qu'il tirera de notre but, avancer un rapport gagnant-gagnant. Cléo se dirige vers Charmion la silencieuse en chantonnant « les dieux nous guident, Aphrosis domine la grande Pyramide ». Ces deux vers renferment un message secret limpide pour une jeune fille en fleur intuitive. L’habilleuse cède sa place et va fouiller une garde robes à faire pâlir les fashionistas. Assise, Cléo se tient droite, le miroir lui renvoie le reflet d’un physique grecque typique. Sa carnation olivâtre tranche avec le chiton blanc traditionnel dont elle est vêtue. Comme tous les enfants, elle porte cette tunique, longue, sans ceinture. D’ailleurs, cela lui fait une robe bien trop ample comparé à sa petite taille et sa corpulence efflanquée. Une broche en or fixée sur chaque épaule la distingue des gamins du peuple. Elle détaille la physionomie de son visage à l’ovale parfait et se demande si ses idées géniales logent à l’intérieur de son grand front sur lequel retombent des boucles blond vénitien. Est-ce que la taille d’un front détermine le nombre de pensées qui y pénètrent? Ses immenses yeux noisette, façon manga, avides de découvrir le monde pétillent. En s’approchant du miroir, il lui semble apercevoir des étincelles crépiter, les autres les voient-ils aussi ? Curieuse de tout, ses prunelles brillent en permanence. Son nez aquilin lui permet de sentir lorsqu’elle doit faire bifurquer ses réflexions. Là, c’est le cas puisque ses lèvres charnues n’arrivent à convaincre ni le pharaon ni la nounou. Pourtant adeptes du langage, elles ont compris l’importance des mots, savent les manier, peuvent débiter un lexique varié, d’une exactitude impressionnante. Mais parfois les mots seuls peinent, insuffisants pour marquer les esprits, surtout exprimés par une mistinguette d’apparence si banale. Les mots, afin d’élargir leur portée, avaient besoin d’un coup de pouce. Il fallait les mettre en valeur. Les mots devaient se voir alors elle allait les combiner avec un spectacle inoubliable. Elle leur en mettrait plein la vue.

 

                                                                                                     ***

 

Charmion pose un siège d’enfant en forme de coquillage puis lui présente un habit digne d’une Déesse. La robe en crêpeline de soie a la légèreté des tissus nobles et la transparence de la mousseline. L’habilleuse la lui enfile délicatement. Le corsage est brodé de roses rouge élégantes, le jupon gris perle plisse. Une ceinture réglable en cuir jaune safran vient ceindre sa taille fine inexistante. Cléo prend place sur son coquillage, on aurait dit une mini-Aphrodite, déesse de l’amour. Les deux femmes la dévisagent, émerveillées. Charmion se tient derrière elle et accroche sur ses épaules les ailes dorées d’Isis qui se déploient. Un objet parfera son look céleste : la perruque brune tressée fut posée sur ses cheveux ramenés en un chignon bas, la frange mange son front. La voilà métamorphosée, les mots dorénavant subjugueront ses spectatrices. Et elle allait taper encore plus fort « Charmion je veux t’offrir un cadeau. Elle retire la ceinture. Te doutes-tu de quelle ceinture il s’agit ?
-Oui maitresse, je la reconnaitrais entre mille, c’est une réplique du strophion, la ceinture magique d’Aphrodite .
-Exact. Mon père l’a bénie au temple d’Isis. Elle possède des pouvoirs extraordinaires. Toute femme qui la porte devient irrésistible aux yeux des hommes. Tu l’es déjà. Il te manque juste l’assurance. Grâce à cette ceinture, ta réserve s’effacera, tu sauras séduire par le jeu des mots et du corps n’importe qui . Une habilleuse émue aux larmes couvre sa bouche de la main.
-Maitresse, vous êtes trop bonne. Comment pourrais-je vous remercier ? 
-Ce sera notre petit secret. Ma championne a inventé l’art des suggestions. Dès ce jour la timide Charmion se décoinça. Revenons-en à nous, nounou adorée. Les dieux nous guident, tu l’as dit toi-même. Représentante des dieux sur terre du fait de mon sang royal, je t’accompagne dans les bonnes résolutions. Je conçois tes réticences mais je crois que l'avenir de notre pays prévaut contre les ordres paternels. Nous sauverons le royaume main dans la main. Joueras-tu un rôle déterminant? Comment mon père pourrait-il se fâcher alors que tu sauveras son titre et la dynastie Lagide? Il louera ton courage et ton mari sera promu. Cléo garde le meilleur pour la fin, l'accroche qui ferait 100 % basculer la nounou. Il te déifiera. Les pupilles dilatées de Maya indiquent une évidente exaltation. Ma princesse progressait en terrain conquis, elle pourrait le parier. Bingo !
-Tu as raison. Attends-moi ici.

 

                                                                                                             ***

 

Maia s'éclipse. Elle s'absente quinze minutes pendant lesquelles sa protégée trépigne… elle revient, triomphante.
-j'ai le coffret ma chérie. Fais vite, si ton père apprend la vérité, le fouet claquera. Mes épaules rougiront. Cléo sent son cœur courir le marathon. D'une main tremblotante, elle l'attrape. Ma princesse a une réaction pour le moins atypique.
-Le terme coffret me gêne. Il dénature l'objet. Regarde-le bien nounou, des feuilles d'or recouvrent intégralement ce réceptacle, lui-même enveloppe un vrai trésor. Requalifions le coffret d'écrin mordoré, veux-tu. Le Graal ne saurait souffrir un vocabulaire approximatif. Maia s'esclaffe.
-Ma chérie, tu es unique. Sur ce, n'as-tu pas un autre mot sur le bout de la langue ?
-Merci nounou. Tu es la meilleure se rattrape Cléo. Comment as-tu endormi la vigilance des gardes? Maia, fière, bombe le buste.
-Je leur ai assuré que le pharaon avait besoin du papyrus et il me l'ont donné. Une simplicité élémentaire. Son rêve le plus cher se réalise. Elle a l'occasion de scruter le papyrus précieux, éplucher les notes. Elle voulait repaitre sa curiosité, sans spectateur. Je vais me retirer au-dedans de ma bulle, je dois me concentrer. Puis-je rester un peu seule, s'il vous plait ? Exit Maia. Bye Charmion. Elle soulève le couvercle, ses muscles des bras palpitent, son pouls tambourine contre son poignet, rendant ses doigts mal assurés. La tablette métallique et le papyrus enroulé nichent sur un carré de mousseline au cœur de l'écrin, calés par des boules de coton. Entre ses mains hésitantes, la tablette pourrait tomber, s'ébrécher. Et le bruit éveillerait les soupçons. Inutile de la déplacer. Elle survole la tablette d'Agamède dont elle maîtrise la substance en long en large et en travers tant elle avait pressé son précepteur de questions. Les intellectuels massés devant la bibliothèque... La barque solaire, surgissant de nulle part... une soucoupe volante collée à ses basques. Et la boucherie finale. Comme pour corroborer ce drame, la signature d'Agamède se fond dans une tâche rougeâtre arrondie, vestige de la violence. Elle se penche, renifle l'éclaboussure. Odeur de métal. Odeur tenace de sang. Cette tâche évoquerait pour beaucoup une saleté répugnante. Basta. Cléo se doute que l'érudit a choisi cet emplacement précis pour signer. Ainsi il mêle son nom au sang de ses compagnons savants décédés. Un geste symbolique, bien sûr. Si l'on suit son raisonnement, cette auréole rougeâtre prend tout son sens, elle sanctifie un homme devenu légende. Ma princesse compte bien suivre les traces d'Agamède et devenir à son tour un rouage important de l'histoire. Son cœur court le marathon. Que va-t-elle découvrir? La tête de Cléo fourmille d'opinions bien tranchées et n'est jamais à court d'idées grâce à toutes les connaissances amassées lors de ses abondantes lectures. Le bon sens lui souffle que le document renferme un dialecte rare. Elle se remémore une lecture passionnante sur le thème des sumériens, la plus ancienne civilisation que la terre ait jamais portée. Dans la ville de Sumer en Mésopotamie, on a retrouvé des tablettes d'argile mentionnant un peuple souverain venu des étoiles, appelé les Annunaki. Ils ont créé la race humaine par des manipulations génétiques et se sont mêlés aux humains. Ces données insolites esquissent une piste prometteuse qui colle bien avec les paroles de Thot "un papyrus rédigé par une entité vieille comme le monde". Les Annunaki, Dieux d'origine extra-terrestre,  antérieurs à la race humaine. Vieux comme le monde, pourrait-on dire, non? Un mot ricoche dans sa tête: Origine. Tout part de là. Les origines de l'humanité lui permettront de renouer avec ses propres racines familiales, d'en restaurer la grandeur car elles abritent forcément d'autres secrets, par exemple un écrit des dieux Annunaki stipulant comment rehausser l'éclat d'un royaume déchu et faire d'elle une déesse. Elle s'imagine une graphie élaborée, composée de signes complexes.

                                                                                                    ***

 

Déroulant le papyrus, une seule chose lui saute aux yeux: Des points. Il n'y avait que ça. Des points multiples, désorganisés, de taille identique. Quelle curiosité ! Elle retourne sa feuille, le message n'est pas plus lisible dans l'autre sens. Quelle que soit l’orientation, la feuille reste muette. Lorsque quelque chose lui échappe, ma princesse, méthodique, procède par étape, une habitude qui lui permet de résoudre la majorité des difficultés. Ici, le raisonnement logique défaille alors elle allait recourir à une technique différente, l'utilisation des cinq sens. Elle colle le manuscrit à son oreille "Petit cachotier, fais-moi des confidences. Je suis tout ouïe. Comment ? Tu me souffles que je deviendrais une grande reine adorée de tous". Elle rigole, une main plaquée sur la bouche pour atténuer le son. Une telle révélation lui aurait plu mais seul le silence lui répond. Pas grave ! Elle le renifle. "Tu as l'odeur des curiosités qui embellissent une vie". Continuons. Sa langue effleure le coin du papyrus "hum tu as la saveur du triomphe". En vrai, le goût est neutre. Qu'importe la prospérité s'offre, à portée de main. Elle le caresse du bout de l'index. S'arrête. Les points saillent et chatouillent la pulpe de son doigt. Elle pose la main à plat, balade sa paume sur le papier. Tiens, tous les points sont en relief. Elle a beau se creuser la cervelle, aucune de ses lectures ne lui rappellent un tel phénomène. Vous croyez ma princesse déboussolée devant cette anicroche ? Que nenni, quand Cléopâtre se montre désinvolte, c'est qu'il y a anguille sous roche, sachez qu'elle a plusieurs cordes à son arc et toujours un joker à brandir. Les cinq sens ne seraient rien sans le sixième. S’ouvrira le champ des possibles. Cléo pose son trophée à côté d'elle, tâtonne sous son lit et extirpe un florilège de formules magiques. Le papyrus occulte repose sur ses genoux, attendant qu’elle se vide la tête de toutes pensées indésirables, cette étape incontournable détermine la suite. Comment ralentir un cerveau bavard? Comprenez bien que ma championne a un cerveau foisonnant, un mental effervescent. Elle cogite tout le temps, se pose des milliers de questions, analyse toutes les informations à sa disposition. Ses pensées multiples se bousculent, s’entrechoquent. A 1O ans, elle n’a pas encore appris à les apprivoiser correctement (la plupart des adultes en sont incapables). Taire ses ruminations ? Elle allait relever le défi. Une récente lecture chinoise lui indiquait le subterfuge idéal. Se centrer sur un mot précis -ils nomment ça un mantra- et laisser défiler les pensées, n’en retenir aucune. Elle choisit l’ancrage universel le plus connu « Om mani padme hum» et en même temps songe à sa signification « Éveiller la compassion et la sagesse ». Euh la compassion rend vulnérable. La compassion engendre la pitié, la pitié appelle la bonté, la bonté vous désarme. C’est ce moment fatidique que choisit votre adversaire pour vous poignarder. Le mantra balloté se noie sous le flot de pensées, accrochée à sa bouée de sauvetage, une vague la submerge. Elle lâche prise, délaisse le mantra faiblard qui ne la porte pas. Il lui faut un ancrage solide. Agamède, voici un mot qui a une connotation forte. Elle se concentre, le répète inlassablement. Agamède imprègne chacune de ses cellules, aiguille chaque atome. Ce changement de cap la propulse à la surface, elle s’agrippe fermement à sa nouvelle bouée plus robuste. Un courant chaud traverse son corps, pourtant, elle frissonne d'excitation, grisée. Immergée dans le positionnement intérieur idéal, elle parcoure les formules magiques des yeux "La voilà. Pour voir au-delà des apparences". Elle reprend son trophée, se centre sur un point juste entre ses sourcils duquel un filet d'or invisible coule vers la signature d’Agamède, le fluide grossit, inonde chaque aspérité. En parallèle, elle récite l’incantation avec application: "Pour voir au-delà des apparences, Change de fréquence et éloigne-toi du monde dense. Ce qui était opaque baigne dans la transparence".

                                                                                                               ***

 

Un rayon brumeux jaillit du papyrus, se tortille au-dessus du lit. Cléo se jette au sol, recroquevillée, le visage caché entre ses mains. "Mince l'image fait des siennes, je dois effectuer deux, trois réglages", râle une voix caverneuse semblant venir d'outre-tombe. "Un spectre s'est introduit dans ma chambre", chuchote Cléo, les mots étouffés par la peur. "Saperlipopette ! Le son aussi est déréglé, renchérit l'apparition. Une, deux, une, deux. Ah il y a une nette amélioration." La voix menaçante s’adoucit, ma princesse y a même décelé un petit accent chantant. A moitié rassurée, elle lève la tête. Le galbe inquiétant d'un hybride mi humain mi animal flotte, presque désincarné. Elle identifie aussitôt la tête d'Ibis. Le dieu Thot en personne vient la visiter. Une aubaine. Elle le toise, bouche bée. "Ferme ta bouche, tu vas avaler des mouches", lui conseille-t-il. "La chambre d'une future reine ne saurait être infestée de ces immondes créatures volantes". Thot salue sa répartie "Tu as de l'esprit, Bravo. Approche". Cléopâtre hésite. Quelque chose clochait. On aurait dit que la substance de son corps s'était désagrégée ; Il était vaporeux. Elle cligne des paupières plusieurs fois. "Ah ! J'ai le teint brouillé, c'est ça?" Elle confirme d'un hochement de tête. " Êtes-vous souffrant?". Quelque secondes plus tard, le corps flouté s'éclaircit. "Réglage terminé. Non, je pète la forme, mon enfant", assure-t-il. Thot la domine de toute sa prestance, il émane de lui une force tranquille qui la rassérène. Le danger écarté, elle s'approche. "Tu visionnes un hologramme, la projection pré-enregistrée d'une image mouvante en trois dimensions, si tu préfères. Je ne suis pas réellement là, précisa Thot. J'ai accès au passé et à des futurs probables. Ce dialogue, nous l'avons déjà eu ensemble dans une réalité parallèle, l'un des fameux futurs probables dont je parle". Devant la mine perdue de Cléo, il poursuit "j'ai aussi le don de télépathie. Je sais que tu aimerais connaitre le fonctionnement d'un hologramme et que tu as un tas de questions qui te trottent dans la tête mais le temps m'est compté. Un vaisseau spatial va nous attaquer et il me faut cacher le papyrus, celui dont tu t'es accaparé. Dans l'un des futurs alternatifs, si je te parle toujours lorsque la soucoupe volante nous bombarde, notre navire volant s'écroulera et la mission échouera, je suis chronométré. Oui je sais, c'est confus. Aussi vais-je aller droit à l'essentiel. Sais-tu pourquoi je prends contact avec toi?". D'ordinaire clairvoyante, Cléo déclare, convaincue "Vous allez me remettre la formule magique qui transformera le pays, le purifiera et le débarrassera de toute la crasse accumulée, afin de réparer l'affront fait à mes ancêtres. Je veux retrouver la gloire passée " "Eh tu me prends pour un alchimiste? On ne fait pas du neuf avec du vieux, oublie ça. Je vais te proposer une expérience stimulante, une aventure inédite. Lors de mes pérégrinations à travers l'espace, j'ai découvert une planète qui décuple le potentiel créatif. Les créations les plus folles prennent forme rapidement puisque l'énergie est moins dense que sur la terre. Une image vaut mille mots, regarde plutôt."

                                                                                                    ***

 

Thot s'efface, une imposante machine à pinces transparente le remplace. On se serait cru dans une fête foraine à la différence près que la cabine n'était pas bourrée à craquer de peluches mais renfermait des sachets. Un enfant, cartable au dos accoure vers la machine, sa mère dans son sillage. "Maman, j'ai atteint le stade deux, Leati m'a permis d'aller chercher le Pep's originel. Tu te rends compte, je vais avoir mon propre Pep's". "Bravo fiston, le félicite sa mère. Comment vas-tu l'appeler?". Le garçonnet s'écrie, ravi "Mentalo. Tu te demandes pourquoi? Facile, mon mental va le créer et il sera vert clair comme une rafraichissante boisson menthe à l'eau". Sa maman rigole de bon cœur. Il pose son cartable, fouille l'une des poches intérieures et en sort un ouvrage scolaire peu banal. La couverture marron est ornée d'un chaudron transparent, à l'intérieur une spirale dorée tournoie non-stop. Hypnotique ! Des inscriptions gothiques jaunes surplombent le chaudron tourbillonnant: "PRESTIGES", lut Cléo. Une minuscule étiquette fixée sur un coin du grimoire l'intrigue. Elle colle le nez dessus, "Élève Nathan; classe de magie; enseignante Leati. « Waouh ce petit garçon doit suivre un enseignement captivant." En guise de dorures, un entrelacs de serpents ambrés ondule le long de la tranche. Tous ces signes distinctifs redoublent son attention. Apprentie magicienne, largement novice, elle balbutie. La concentration requise lui fait parfois défaut. "Attends, tu n'as encore rien vu", lui assure Thot. A ces mots, mû par une volonté propre, le grimoire s'ouvre, les pages défilent jusqu'au croquis d'une fée assise au cœur d'une rose épanouie. Cléo détaille les traits lorsque les volumes se remplissent de couleurs. La créature ailée agite la main et déclare "Coucou Nathan. Félicitations pour ton passage au niveau supérieur. Prends ce jeton, glisse-le dans la fente du contenant".  Un jeton basique se matérialise sous le regard éberlué de Cléo qui n'en revient pas de voir une illustration s'animer et un jeton sortir d'on ne sait où. Nathan saisit le sésame après avoir remercié la créature ailée. Le jeton introduit, la pince s'abaisse, sans un grincement, insonore, coince un sachet entre ses quatre bras puis remonte.
-Maman, je vais créer mon Peps, le mien, jubile Nathan une fois le sachet récupéré. Viens, on va tester les bulles expérimentales. Le trajet sera plus fun. Surexcité, l'enfant tire sa mère par la main. Ils arpentent une allée rose bonbon parsemée de bulles géantes multicolores. Leurs jambes toniques accélèrent vers une bulle arc-en-ciel que leurs bras tendus transpercent. La texture s'étire, le duo la traverse sans peine. Assis en tailleur, l'un derrière l'autre, Nathan calé dans des bras maternels sécurisants se sent fin prêt. Confiant, Il ordonne sur un ton solennel "fonce au champ fertile, s'il te plait, j'ai rendez-vous avec mon Pep's. Mais sois prudente, on va pénétrer le camp ennemi". Obéissante, la bulle s'envole. Ils survolent le cristal Palace, un bâtiment contemporain, habillé de transparence du plancher au plafond, devant lequel une ribambelle d'adolescents hideux les désigne du doigt.
-Merde, délit de sale gueule en vue, les maléfiques nous ont repérés, s'inquiète sa mère. Quatre jeunes au visage déformé et accoutrés de capes, collants et cuirasses comme les super-vilains des comics brandissent des arcs et des flèches.
-Rassure-toi maman, leurs attaques peuvent nous frapper, on s'en moque. Leati a armé les bulles d'une double couche protectrice. Les flèches ricochent. Ouf ! Sauvés. Ils dépassent le panneau indiquant "Ici, terreau fertile: Comment faire pousser les Pep's? Plantez la graine, récitez une formule magique personnalisée. Bravo, votre Pep's est opérationnel. Ps: La terre bleuie signale que votre graine peut être plantée".

 

                                                                                                                      ***

 

La bulle les dépose en douceur près d'un champ labouré. Ils choisissent l'emplacement idéal, un lopin de terre où les mottes bombent. Tout le monde le sait, une terre bien travaillée est plus fertile. Nathan voulait respecter la tradition : effectuer un travail d'équipe.
-Je commence et tu poursuis. Non j'ai une meilleure idée, on alterne, décide-t-il. A genoux, il lisse les monticules, des reflets bleutés affleurent, ravissant l'œil. Parfait. Il enfonce un chouia son doigt, l'humus meuble se cave en surface. A toi m'man. L'emballage prédécoupé possède un système d'ouverture facile, elle suit les pointillés, extirpe la graine d'apparence banale. Nathan vise le trou. D'une pichenette, elle rebouche la surface. Les deux font la paire, ils se donnent la main -Nathan serre fort celle de sa maman. Il se racle la gorge. "Salut petit lutin loustic, Gai luron comique. Génie élémentaire, Jailli de la terre, Tu es mon compère, Mieux : mon petit frère. Complices on fera les 400 coups, Parce qu’on est des fous fous". Les yeux rivés au sol, ils voient la terre remuer, une minuscule tête biscornue couleur vert menthe à l’eau émerge comme si elle venait de transpercer un cocon. Nathan s’amuse des proportions déséquilibrées, le visage ressemble à un triangle inversé car sa tête s’amincit à mesure qu’on descend. Son front épanoui bombe, ses joues sont creuses et son menton minimaliste s’avance en galoche. Soudain, ses pommettes gonflent, d’un coup. Des oreilles pointues semblent greffées au bout de ses pommettes rebondies qui saillent anormalement. Un nez camus loge au milieu de sa figure. Au-dessus, deux paupières supérieures somnolentes frémissent. Normalement, elles cachent des yeux vairons.
-Oui ouvre les yeux, l’encourage Nathan.
-C’est bon mon chéri, j’ai aperçu l’iris aigre marine et l’autre orageuse que tu as imaginées pendant le cours de création des Pep’s. Ils continuent de détailler Mentalo. Des cheveux rouge hirsutes se dressent sur son crâne. Deux épaules tombantes se profilent. L’extrémité de ses doigts fuselés poignent à présent. Le dégagement est assez laborieux, Ils bataillent pour traverser la couche épaisse de terre. Nathan l’aide en grattant doucement autour. Le reste du corps fuse comme l’intimité d’une mère expulserait son bébé lors de la dernière poussée : Un ventre replet, des jambes courtes terminées par des pieds roses s’étendent, inertes. Pardieu, des petons roses Barbie! On pourrait y voir une anomalie mais tout se déroule parfaitement. Le cocon d’humus protecteur lui avait donné la vitalité nécessaire afin de s’extraire, Or dehors, il fallait ranimer le nouveau-né. L’étape finale consiste à frictionner les pieds flashy jusqu’à ce qu’ils prennent une teinte verte, un vert plus foncé que le reste du corps, alors le sang circulera, irriguera chaque cellule et l’élémentaire s’animera de nouveau. En les massant, Nathan se demande quels seront ses premiers mots, il l’a créé volubile. Le rose s’estompe petit à petit, un vert sapin remplace la couleur tapageuse. Mentalo est parcouru de spasmes, son corps se balance, il tente de se redresser, tombe, recommence. Dans un effort surhumain, il se tient debout, un peu bringuebalant. Les Pep’s vivent un développement accéléré, ils marchent et communiquent dès leur naissance, à l’instar des animaux. Mentalo allait-il d’abord parler ou cavaler?

 

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